« Pour ‘raconter la vie’, la nôtre, aujourd’hui, c’est donc sans hésiter que j’ai choisi
comme objet les hypermarchés » (Ernaux, Regarde les lumières, mon amour, p. 15).
Annie Ernaux dédie un livre au supermarché quelle fréquente pendant toutes les années
qu’elle passe à Cergy. Il s’agit de l’hypermarché Auchan, une chaîne très connue en
France, situé dans le plus grand centre commercial du Val-d’Oise, les Trois-Fontaines.
Ernaux explique que cet « Auchan occupe sur deux niveaux presque la moitié de la
surface du centre, étant le cœur et irriguant de sa clientèle l’ensemble des autres
commerces » (Ernaux, Regarde les lumières, mon amour, p. 18). Nous avons visité ce
lieu un vendredi midi pour faire nos propres observations et suivre les mots de
l’écrivaine en passant par les allées.
En tant que lecteur, on se demande pourquoi Ernaux a choisi un lieu assez banal pour
écrire un livre. La réponse à cette question est simple : elle a voulu combiner la vie
quotidienne avec la littérature, parce que c’est en parlant de la vie réelle qu’on la
comprend et qu’on peut en révéler la profondeur. En explorant un hypermarché comme
Auchan, Ernaux montre que même les lieux les plus ordinaires recèlent des histoires
significatives et des dynamiques sociales complexes. Pour Ernaux, cet hypermarché
n’était pas seulement un point de ravitaillement, mais un microcosme révélant les
dynamiques de la société de consommation. Les comportements d’achat oQraient un
aperçu poignant des niveaux de vie et des préoccupations économiques des individus,
faisant de cet espace un laboratoire social. Elle révèle ainsi la poésie cachée des gestes
anodins et des choix de consommation, transformant le banal en matière littéraire riche
et révélatrice. C’est à la fois une révélation personnelle, car l’autrice partage une partie
de sa vie quotidienne et une révélation de la société autour d’elle, puisque cette
démarche permet de mettre en lumière les réalités économiques et sociales que
beaucoup vivent au quotidien, rendant visible l’invisible et donnant une voix à ceux qui
sont souvent ignorés. Pour formuler cela en termes académique, elle consulte
l’ethnographie…
Auchan
Ethnographie: Étude descriptive des activités d'un groupe humain déterminé (techniques matérielles, organisation sociale, croyances religieuses, mode de transmission des instruments de travail, d'exploitation du sol, structures de la parenté) (Larousse, définition «ethnographie »).
Dans son livre Regarde les lumières, mon amour (2014), Annie Ernaux parle de sa ville,
Cergy, et des gens qui y vivent. Il s'agit en quelque sorte d'un journal d'observation dans
lequel elle relate ses expériences. Ernaux y aborde les problèmes relatifs à la société de
consommation et aux classes sociales, qui se manifestent surtout dans les nombreux
commerces de la ville. Elle était à cette époque une ethnologue qui observait et
analysait les gens dans leur lieu de vie. Ce focus sur le lieu - Cergy - a permis à Ernaux
de conceptualiser les aspects mentaux de notre localisation en tant qu’êtres qui
diffèrent selon le sexe, la génération, la classe, l'appartenance ethnique, etc. (Cf. Pink,
The sensory sociality of ethnographic place-making, p. 179)
Tout comme Annie Ernaux, nous avons entrepris un voyage urbain à Cergy pour observer
les gens et leur vie à Cergy et devenir nous-mêmes ethnologues. Nous nous sommes
notamment arrêtés au supermarché Auchan du centre commercial Trois-Fontaines,
qu'Annie Ernaux a inclus dans son livre:
Je ne vois des gens que leur corps, leur apparence, leurs gestes. Ce qu´ils mettent dans leur panier, leur caddie. J´en déduis plus ou moins leur niveau de vie. Me demeure invisible l'essentiel, dissimulé même sous les caddies débordants du weekend, cette évaluation incessante entre le prix des produits et la nécessité de se nourrir à laquelle sont astreints la plupart des gens. Moins on a d'argent et plus les courses réclament un calcul minutieux, sans faille. Plus de temps. Faire la liste du nécessaire. Cocher sur le catalogue des promos les meilleures affaires. C'est un travail économique incompté, obsédant, qui occupe entièrement des milliers de femmes et d´hommes. Le début de la richesse - de la légèreté de la richesse – peut se mesurer à ceci : se servir
dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le prix avant. L´humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop chères, donc je ne vaux rien. (Ernaux, Regarde les lumières, mon amour, p. 39-40).
L'auteur analyse, à travers les achats des gens, leur niveau de vie et critique en même
temps cette séparation de la société par des prix élevés au supermarché, que beaucoup
ne peuvent pas se permettre. Ainsi, de nombreuses personnes se sentent humiliées,
elles qui dépendent des offres et de la comparaison des prix. Elle affirme que si l'on doit
se faire du souci pour ses achats alimentaires, on se sent sans valeur.
En nous promenant dans le supermarché, nous avons essayé, comme Annie Ernaux,
d'analyser les décisions d'achat des gens. Nous avons ainsi donné une valeur à une
situation quotidienne et simple. Les produits bon marché étaient-ils choisis dans les
rangées les plus basses des rayons ? Ou les gens choisissaient-ils sans réfléchir les
produits qui se trouvaient sous leur nez ? En gardant ces questions à l'esprit, nous avons
filmé quelques clients dans un supermarché et réalisé une vidéo pour y répondre. La
citation mentionnée plus haut a été répétée à l'aide d'une intelligence artificielle afin de
mettre en image les paroles d'Ernaux. Ainsi, en plus de la couche écrite, une couche
visuelle a été créée pour faciliter la compréhension du lecteur ou du spectateur. De
plus, des sous-titres ont été ajoutés aux paroles afin de rendre la vidéo accessible aux
personnes sourdes et malentendantes, mais aussi pour retranscrire le visuel. On obtient
ainsi trois niveaux : La voix de l'auteur, le montage vidéo au supermarché et la citation
transcrite. Il est ainsi possible de faire une expérience immersive dans les pensées
d'Annie Ernaux. En tant que spectateur, on peut désormais se glisser dans le rôle d'un
ethnologue, comme nous l'avons fait à Cergy.
Sources :
ERNAUX Annie, Regarde les lumières, mon amour, Paris, Editions du Seuil, 2014.
PINK Sarah : « The sensory sociality of ethnographic place-making », dans : Ethnography
9, 2, 2008, p. 175-196.
LAROUSSE, « ethnographie, nom féminin »,
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ethnographie/31410, consulté le 16
juillet 2024.