Le XVIIᵉ siècle voit une redéfinition de l’espace théâtral en France: les machines assurent des déplacements couvrant la scène en tous sens. L’espace devient un défi. Les ingénieurs de théâtre en profitent pour créer des effets de surprise insolites. Un accompagnement musical spécifique renforce encore l’impression. Voir page 1

Le Theatre à Paris au XVIIᵉ siècle

«Aujourd’hui, on va au théâtre». Une telle phrase, tirée de la vie quotidienne, ne devient possible au XVIIᵉ siècle qu’après le remplacement des planches éphémères par des théâtres fixes. Peu à peu, les tréteaux de foires et les salles de jeu de paume (précurseur du tennis) – qui servaient de salles polyvalentes – laissent la place dans les villes à l’institution d’un théâtre permanent. Viennent s’y ajouter des édifices dédiés au théâtre, et donc un espace théâtral construit à cette fin précise et utilisé exclusivement dans ce but. Parallèlement, des troupes d’acteurs continuent de louer les «jeux de paume» pour leurs spectacles.

Si dans la France du XVIIᵉ siècle, le théâtre n’est pas nécessairement circonscrit à un espace spécifique, cela tient à deux facteurs: tout d’abord, de nombreuses salles ont à cette époque des utilisations diverses, ce qui n’est pas l’apanage du théâtre. Même dans un château ou un vaste édifice représentatif, les pièces ont plusieurs fonctions. En conséquence, les salles de grande taille accueillent les cérémonies, la danse et les dîners, mais aussi les représentations théâtrales.

De plus, les troupes de théâtre doivent louer les salles dans lesquelles elles se produisent. Par conséquent, tout ce qui est montré sur scène, ce qu’on appelle la scénographie, doit être facile à (dé)monter. Voilà pourquoi la vie théâtrale en France est déjà riche en troupes professionnelles, alors qu’il n’existe pas, ou guère, de salles spécialement construites pour le théâtre, et encore moins de bâtiments. Seules des troupes professionnelles peuvent alors engager les dépenses impliquées par une scénographie. Au XVIIᵉ siècle, outre les jeux de paume, les pièces de théâtre sont jouées à Paris dans les salles ou bâtiments suivants:

  • Petit-Bourbon (Andromède),
  • Louvre,
  • Marais,
  • Hôtel de Bourgogne,
  • deux salles du Palais-Cardinal, devenu plus tard le Palais-Royal,
  • salle des machines du Théâtre des Tuileries,
  • Hôtel Guénégaud,
  • salle des Comédiens français, rue des Fossés-Saint-Germain,
  • ainsi que les scènes éphémères des grandes fêtes de la cour à Versailles.

Tous ces lieux – théâtres, tréteaux éphémères ou jeux de paume – se caractérisent dans la France du XVIIᵉ siècle par une surface rectangulaire dotée de sièges pour les spectateurs devant et sur les côtés de la scène, comme cela ressort clairement du plan de la salle des machines du Théâtre des Tuileries. Achevé en 1662, ce théâtre à machines sera inclus en 1772 comme plan idéal dans le 10e volume de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

L’importance de la longue salle rectangulaire pour tout théâtre où sont jouées des pièces à machines tient à son peu d’affinité avec l’idée d’un spectateur idéal, tel le prince en Italie ou le roi en France. Grâce aux recherches d’Anne Surgers et de Pierre Pasquier, nous savons que le modèle italien, avec son recours à la scène illusionniste reposant sur la perspective, n’a pas été systématiquement appliqué en France, du moins pas immédiatement, et ne l’est que progressivement jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle. Une illustration de ce phénomène est le nombre des spectacles où le public peut prendre place sur la gauche et la droite de la scène. Même si la chose n’est guère probable pour le théâtre à machines, cela n’en montre pas moins que depuis la scène elle-même ou les côtés du long rectangle où sont parfois placées les loges royales, la perspective monofocale avec effet d’illusion, telle que nous la connaissons pour la peinture, n’est pas nécessairement prise comme modèle, et que l’effet correspondant ne saurait être obtenu. En France, la place prévue pour le spectateur dans l’organisation typique de l’espace théâtral, loin d’être fixe, est au contraire dynamique. Les places les plus chères se trouvent en tout cas sur la scène, voire dans les loges latérales: si cela ne contredit pas l’idée d’une perspective centrale (à l’italienne) axée sur l’action, celle-ci n’est pas non plus clairement privilégiée. Certes, l’influence de l’Italie sur la scénographie, la constitution d’une machinerie théâtrale et la conception du spectacle est immense. Pourtant, il existe à l’évidence un modèle français, impliqué par le bâtiment rectangulaire et la disposition des spectateurs, bien plus polyvalent qu’on ne le supposerait. Il en résulte que le spectacle présenté dans la salle de théâtre impressionne par sa synergie artistique sans jamais pouvoir être perçu dans toutes ses nuances en raison de l’absence de vue d’ensemble, de l’éloignement ou simplement du bruit environnant et de la lueur vaporeuse des bougies.

Pierre Brébiette: Frontispice du volume L’Utilité qui provient du jeu de la paume au corps et à l’esprit. Paris: Forbert l’Ainé 1599, in: Jeu des rois – roi des jeux. Le jeu de paume en France. Fontainebleau 2001, 78.

Pierre Brébiette: Frontispice du volume L’Utilité qui provient du jeu de la paume au corps et à l’esprit. Paris: Forbert l’Ainé 1599, in: Jeu des rois – roi des jeux. Le jeu de paume en France. Fontainebleau 2001, 78.

Abraham Bosse: Intérieur d’un jeu de paume transformé en théâtre. Plume et lavis. 1630, BnF, Département des Estampes, Coll. Hen. Nr. 2283, in: Jeu des rois – roi des jeux. Le jeu de paume en France. Fontainebleau 2001, 79.

Abraham Bosse: Intérieur d’un jeu de paume transformé en théâtre. Plume et lavis. 1630, BnF, Département des Estampes, Coll. Hen. Nr. 2283, in: Jeu des rois – roi des jeux. Le jeu de paume en France. Fontainebleau 2001, 79.

Grundriss Maschinentheater

La forme rectangulaire est clairement visible sur ce plan qui est sans doute l’œuvre de Gabriel Pierre Martin Dumont. À gauche, il montre la salle des machines, en haut, qui indique la scène. Conformément au type idéal, elle est suivie de la fosse d’orchestre devant laquelle sont placés les fauteuils d’orchestre. À droite, on voit à un niveau supérieur les loges situées sur la droite et la gauche, et aussi à l’arrière. La disposition du public est comparable à celle des jeux de paume.


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Le Theatre du Petit-Bourbon

L’Andromède de Corneille est créée en 1650 au Petit-Bourbon qui, comme la plupart des salles de théâtre de l’époque, consiste en une salle étroite toute en longueur. La fréquence d’un tel format rectangulaire explique pourquoi ces salles sont interchangeables. Le Théâtre du Petit-Bourbon est connu notamment par une estampe représentant la réunion des États-Généraux en 1614, qui permet de visualiser ce format et la polyvalence qui en résulte.

Israël Silvestre: La cour carrée du Louvre vue vers l’ouest en 1642, à la fin du règne de Louis XIII
Sébastien Le Clerc: Représentation des machines qui ont servi à élever les deux grandes pierres qui couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre. 1674, Grafik 1677, public domain

Israël Silvestre: La cour carrée du Louvre vue vers l’ouest en 1642, à la fin du règne de Louis XIII. Parties élevées par Jacquer Lemercier à cette date. Paris, Bibliothèque de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts. Public domain.

Sébastien Le Clerc: Représentation des machines qui ont servi à élever les deux grandes pierres qui couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre. 1674, Grafik 1677, public domain.

Le Théâtre de l’Hôtel du Petit-Bourbon est situé à l’est du Louvre. Notons cependant que les cartes de l’époque sont souvent orientées en plaçant l’est en haut, à la manière médiévale. C’est donc rive droite que se trouve cet hôtel particulier datant à l’origine du XIVᵉ siècle, avant d’être élargi et agrandi au XVIᵉ siècle.

La grande salle, souvent utilisée pour le théâtre, est richement décorée, comme le montrent les estampes. Plus de 2000 personnes peuvent assister au spectacle. Nous savons que la machinerie de scène a été installée par les troupes italiennes, la troupe de Molière aménageant pour sa part des loges qu’elle emportera plus tard au Palais-Royal.

Longue de 35 m pour une largeur de 15,60 m, la salle est utilisée par les comédiens italiens à partir de 1644, notamment pour les pièces à machines. Voilà sans doute pourquoi le premier opéra représenté en France, La Finta pazza (1645), le sera sur cette scène.

C’est à Giacomo Torelli que l’on doit les décors et la machinerie de cet opéra, et c’est également lui qui a plus tard aménagé la scénographie et conçu la machinerie mobile d’Andromède.

Les Italiens ne partageront ce théâtre avec la troupe de Molière qu’à partir de 1658. Dès 1660, tous doivent quitter le Petit-Bourbon, démoli pour permettre l’agrandissement du Louvre. Par la suite, les deux troupes seront accueillies au Palais-Royal.

Theodor Josef Hubert Hoffbauer (1839–1922): Carte de 1595, lithographie. Paris 1885, domaine public. Sur le plan, on distingue nettement la «grande salle», terme qui désigne la salle de théâtre rectangulaire de l’Hôtel de Bourbon, dit Petit-Bourbon, voisin du Louvre.

Theodor Josef Hubert Hoffbauer (1839–1922): Carte de 1595, lithographie. Paris 1885, domaine public. Sur le plan, on distingue nettement la «grande salle», terme qui désigne la salle de théâtre rectangulaire de l’Hôtel de Bourbon, dit Petit-Bourbon, voisin du Louvre.

Picquet: Petit-Bourbon, tenue des États généraux de 1614

Picquet: Petit-Bourbon, tenue des États généraux de 1614, Grafik, Ziarnko Polonius, Paris, BNF, Coll. Henin 1727, t. 19, 10224, gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8410619h/f1). Paris 1789.

Plan La Ville Louvre Louvre

Der Louvre als Residenz von Henri II und die Tuilerien auf dem Plan von Mérian (1615).
Dahinter das Theater des Hôtel du Petit-Bourbon, in dem Andromède uraufgeführt wurde.

L’unite de Lieu

La fascination pour le théâtre au XVIIᵉ siècle résulte d’un paradoxe: on commence par construire des bâtiments permanents destinés exclusivement au théâtre ; ceux-ci sont alors utilisés pour y jouer une pièce qui tente pour sa part, par le biais de machines, de suggérer une fiction remplaçant l’édifice et tout ce qui rappelle la réalité du spectateur, c’est-à-dire de faire comme si tout se passait à l’extérieur et non dans les espaces théâtraux spécialement construits – tout cela, en un lieu unique.

Pierre Corneille ne se contente pas d’attester l’unité de lieu en la mentionnant dans la préface d’Andromède. Il situe ainsi cette pièce dans une ville fictive unique, où six scénographies différentes (prologue et 5 actes) permettent de varier le site précis de l’action, tout en étant présentées comme un lieu identique. L’unité de lieu est préservée et simultanément, l’auteur satisfait au principe poétologique de la variation, si important pour le divertissement du public et donc pour le succès de la pièce. Corneille souligne que la ville fictive de Céphée (Kêpheus, en Éthiopie) est située juste au bord de la mer, de sorte qu’il peut également représenter le troisième acte (où surgit de la mer le monstre auquel sont depuis longtemps sacrifiées des vierges – sort également promis à Andromède) sans avoir à changer de lieu et donc sans mettre en danger l’unité de lieu. Ce dernier point a son importance: sur de nombreux tableaux célèbres d’artistes contemporains ou de peintres de la Renaissance italienne montrant Andromède sur son rocher (par ex. Titien: Persée et Andromède, Véronèse: Persée délivrant Andromède, Mignard: La délivrance d’Andromède), on distingue à l’arrière-plan – dans le lointain – la ville où se déroule l’action.

Titien: Persée et Andromède, Wallace Collection.

Titien: Perseus und Andromeda, Wallace Collection

Changements de Decor

Jusqu’aux années 1640, la scène était dominée par un décor symbolisant l’hic et nunc. Tous les autres lieux pertinents et les évènements qui s’y déroulaient étaient rapportés par l’intermédiaire du traditionnel «point de vue depuis les remparts», la teichoscopie, ou bien par des récits de messagers. Avec le théâtre à machines, cette pratique connaît une transformation systématique. Alors que le décor simultané rendait prévisible l’action suivante, la succession des tableaux produit à chaque fois un effet de surprise pour le public. Bien que la grande concurrence régnant à Paris conduise parfois certains auteurs à procéder à plusieurs changements de décor au cours du même acte (ainsi Donneau de Visé, Le Sujet des Amours du Soleil, 1678, qui recourt à huit scénographies différentes), en règle générale, la fin de l’acte correspond aux changements scénographiques. C’est également le cas chez Corneille, dont l’Andromède fait correspondre une scénographie à chaque acte, après le prologue. L’organisation structurelle du théâtre à machines fait que chaque entracte entraîne un changement scénographique, la surprise intervenant ainsi dès le changement du tableau représenté sur la scène. En raison des effets scéniques baroques, toujours liés aux machines, chaque nouvel acte suscite chez le spectateur un effet particulier (cf. la Poétique d’Aristote).

Andromède: lieux et actes

Dans l’Andromède de Corneille, la réussite des changements scénographiques rapides, et donc l’effet de surprise pour le public, est possible parce que les machines de Giacomo Torelli réalisent des prouesses apparemment surhumaines. Le dispositif scénographique soigneusement élaboré se joue de l’œil humain dans la mesure où la structure des décors de chacun des actes présente de fortes analogies dans la vue en perspective représentée, si bien que chaque changement, par la reprise d’une structure identique, désoriente le spectateur et suscite par là-même son étonnement.

Faites glisser la souris sur les six scénographies d’Andromède à droite pour voir sur la gauche le changement qui survient lorsqu’une gravure en remplace une autre. Vous pouvez voir que la vue en perspective, et donc la structure du décor, est conçue à l’aide d’un triangle identique. L’œil humain perçoit alors le changement scénographique comme s’il se produisait automatiquement, ou par magie, car il excède les capacités de la perception, créant ainsi une illusion d’optique.

Prolog Akt 1 Akt 2 Akt 3 Akt 4 Akt 5
Prolog Akt 1 Akt 2 Akt 3 Akt 4 Akt 5

Il faut imaginer la structure scénique d’un théâtre à machines à l’image du dispositif représenté sur l’estampe, qui permet des déplacements ascendants et descendants, de même que des va-et-vient sur scène. L’illusion fonctionne parce que les panneaux de bois montrés ici sont cachés derrière des toiles et des scénographies rendant invisibles les mécanismes. Le public n’en perçoit que les effets. L’aménagement des coulisses, avec une vue de l’avant- et de l’arrière-scène, nous est révélé par cette représentation du XVIIIᵉ siècle:

Andromède: Akte und Orte


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Le théâtre du XVIIᵉ siècle ne recourait pas encore au rideau de façon systématique. Il est en fait considéré comme un élément du théâtre à machines utile pour créer des changements de décor, voire comme un mécanisme de dévoilement. On en trouve ainsi les premières descriptions dans le manuel des machines de Nicola Sabbattini. Le mécanisme prévoit au-dessus de la scène une poulie permettant d’enrouler le rideau en le remontant. Grâce à une estampe réalisée à l’occasion de l’inauguration du Palais-Cardinal, nous savons qu’un rideau y fut utilisé pour Mirame. On ignore si les décors de cette pièce ont été réutilisés pour la mise en scène d’Andromède lors de la première ou des représentations ultérieures.

Rideau

Le rideau rend de précieux services pour établir une division spatiale visible entre la scène et la salle. Il est remarquable que Pierre Corneille aborde ce thème dès le début de l’Illusion comique, où il place le magicien Alcandre dans une grotte protégée par un rideau, lui-même non dépourvu de danger. Le même principe est ensuite réutilisé au théâtre, moins souvent sous la forme d’un rideau s’ouvrant sur la droite et la gauche qu’à l’aide d’une machinerie spectaculaire, comme celle représentée sur l’illustration de l’Encyclopédie, qui permet d’assister à l’action. Signalons que l’importance du rideau tient également au fait qu’au XVIIᵉ siècle, la scène et la salle étaient toutes deux éclairées, seul le lever de rideau permettant d’indiquer le début de la pièce. Voilà pourquoi les précurseurs italiens aimaient montrer sur scène un prologue qui s’adressait au public et annonçait la suite de l’intrigue. En France, cependant, ce méta-niveau n’est pas véhiculé par un personnage s’adressant au public, mais plutôt sous la forme d’un spectacle qui anticipe les éléments essentiels. Le corps et son mouvement dans l’espace prennent une importance croissante dans le théâtre du XVIIᵉ siècle.

Vorhang Vorhang Vorhang Charles-Antoine Coypel (1694–1752): La Comédie-Française à l’époque de Molière, salle du Palais-Royal. Estampe, Bibliothèque de l’Arsenal, Réf: XIR155381.


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