Dans la France du XVIIᵉ siècle, l’étiquette «théâtre à machines» désignait la synergie féconde entre théâtre et technique.
L’exposition numérique retrace ces liens complexes et subtils à l’exemple de l’Andromède de Pierre Corneille: elle illustre la diversité des arts et des techniques qui firent du théâtre le genre dominant au XVIIᵉ siècle, de même que les impressionnants «effets spéciaux» obtenus sur scène en France bien avant l’invention de l’électricité. En concurrence avec l’opéra, genre naissant, le théâtre entendait être un modèle, dont le triomphe fut facilité par des mécènes tels que le cardinal de Richelieu, Louis XIII et Louis XIV – mais il y a plus: la cour elle-même se voyait à cette époque comme une machinerie théâtrale où le jeu de rôle des courtisans était réglé avec précision.
Ainsi le théâtre du XVIIe siècle est-il à la fois une forme artistique majeure et un modèle permettant de comprendre la pensée de l’époque.
Nous vous invitons à jeter un coup d’œil dans les coulisses du théâtre à machines pour découvrir les techniques de la scénographie historique, et parvenir ainsi à une meilleure compréhension de ce théâtre épris de technique et de la mentalité des artistes, acteurs, ingénieurs, écrivains et spectateurs en France.
Histoire
Aujourd’hui, nous parlons volontiers de «siècle classique» à propos du XVIIᵉ siècle. Pourtant, ce terme inventé au XIXᵉ siècle ne se réfère qu’à un bref laps de temps, couvrant ce qu’on appelle le «premier Versailles»: Louis XIV, qui utilise le pavillon de chasse de Versailles comme palais d’agrément pour se mettre lui-même en scène (env. 1661–1680), apporte alors au théâtre un soutien déterminant. En outre, nous qualifions de théâtre français classique les pièces écrites notamment par Pierre Corneille, Molière et Jean Racine, des auteurs considérés aujourd’hui comme exemplaires, dont le classicisme n’est toutefois pas reconnu comme tel par leurs contemporains. À leur époque, l’exemplarité qui leur est attribuée de nos jours est reconnue aux seuls auteurs de l’Antiquité. C’est l’auto-affirmation du théâtre français au XVIIᵉ siècle qui constitue la base d’une telle exemplarité. Le théâtre a d’abord dû s’établir, s’institutionnaliser et s’imposer face aux critiques de l’Église. Pour voir en lui un modèle, le recul temporel est donc nécessaire. Notre exposition tente de reconstituer la vision historique à partir des options disponibles à l’époque, y compris dans le domaine technique. À cet effet, notre choix s’est porté sur Andromède, pièce à machines de Pierre Corneille.
WARUM PIERRE CORNEILLES ANDROMÈDE?
Conception de l’exposition en mode virtuel
Le projet de l’exposition réalisée conjointement par Kirsten Dickhaut (conception), Beate Lang (design), Fabian Mauch (programmation) et Felicitas Mössner (recherches), et traduite en français par Emmanuel Faure, repose sur l’Andromède de Corneille, pièce à machines que nous avons choisie pour quatre raisons:
|
Popularité, afflux de spectateurs, qualité de la documentation et nouvelles machines spectaculaires conçues pour concurrencer l’opéra: voilà ce qui fait de cette pièce le sujet idéal d’une exposition numérique sur le théâtre à machines au XVIIᵉ siècle.
Andromède reposant sur la conception aristotélicienne de la tragédie, les exigences contemporaines requérant les trois unités (temps, lieu, action) sont donc scrupuleusement mises en œuvre dans la pièce. À l’instar de celle-ci, qui respecte à parts égales les dimensions constituées par le temps, l’espace, le corps (de l’acteur ou des personnages), l’action et l’effet, et les transpose sur scène, l’exposition numérique interprète ces mêmes dimensions en rapport avec la pièce de Corneille en les ordonnantrépartissant successivement selon leur pertinence: le schéma additif des cinq sections choisies – Temps – Espace – Corps – Action – Effet – permet de mettre en évidence la façon dont un élément en détermine un autre tout en le complétant. La succession du temps, de l’espace, du corps et de l’action, retenue pour cette exposition, est nécessaire pour observer la manifestation virtuelle de l’effet souhaité et adéquat sur la scène, présenté comme la catégorie finale. L’exposition numérique entend rapprocher ses visiteurs de l’expérience théâtrale historique, en se fiant à leur plaisir de la découverte. La conception de l’exposition peut donc être illustrée par le schéma suivant:
LE TEMPS HISTORQUE: LE THEATRE A LA CONQUETE DE LA SCENE FRANÇAISE
Au XVIIᵉ siècle, on prend le temps d’aller au théâtre, on aime s’y rendre pour voir des pièces et être vu. Si l’idée est juste, elle part cependant du terme d’une évolution qui caractérise l’ensemble de la période. En effet, le théâtre doit tout d’abord s’établir, se développer et s’institutionnaliser avant d’impulser sa propre dynamique. C’est précisément ce mouvement, avec toutes ses résistances et ses moments critiques, qui caractérise le long XVIIᵉ siècle.
Au début, c’est le cardinal de Richelieu qui joue le rôle clé. Il est en quelque sorte l’inventeur d’une politique théâtrale plus tard perpétuée et renforcée par Louis XIV. En sa qualité de ministre, Richelieu a la volonté et les moyens de mettre en œuvre la promotion du théâtre, entraînant une réorganisation et une institutionnalisation de ce dernier. Alors que sous l’influence de la Contre-Réforme, on observe au début du siècle une recrudescence de l’hostilité envers le théâtre, dont les adversaires reprennent des arguments volontiers utilisés par les érudits depuis l’Antiquité, puis par les pères de l’Église, contre tout spectacle reposant sur l’illusion, Richelieu parvient à invalider la critique de la mimésis en promouvant un nouveau théâtre. Aussi bien en théorie qu’en pratique, ce dernier doit répondre aux idées politiques et ecclésiastiques de cet influent représentant de l’Église épris de théâtre, et propager ses valeurs.
![]() |
Du temps pour le théâtre: Richelieu encourage les spectacles
Le cardinal de Richelieu est nommé ministre par Louis XIII. C’est moins son intérêt pour le théâtre que son désir d’être lui-même reconnu et commémoré comme protecteur des arts qui l’amène à mettre en place un mécénat établissant du même coup le théâtre comme institution. Le genre théâtral est encouragé, dramaturges, acteurs et troupes obtiennent une reconnaissance sans précédent et le théâtre fait l’objet d’une réévaluation: il obtient ses propres salles de représentation, et Louis XIV lui-même se produira et dansera dans divers ballets. L’œuvre bénéfique de Richelieu aboutira enfin à un décret royal revalorisant la profession de comédien, pourtant réprouvée par l’Église et considérée par elle comme un péché.
Déclaration de Louis XIII (16 avril 1641): «En cas que lesdits comédiens règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient du tout exemptes d’impureté, nous voulons que l’exercice des Comédiens, qui peut innocemment divertir nos Peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public.»
Venant du roi, la défense de l’art dramatique est une nouveauté. En outre, affirmer que le théâtre «peut innocemment divertir» contredit la tradition de l’Église, qui voit avant tout dans l’art de la tromperie l’œuvre du diable. Le financement public, la protection et le soutien politique, la promotion intellectuelle et le vif intérêt pour le théâtre du roi et de la cour deviennent possibles à la suite de cette revalorisation, aboutissant à la naissance d’une institution qui, aujourd’hui encore avec la Comédie-Française, peut à bien des égards prétendre à un rôle de modèle.

Faites glisser la souris sur l’image de gauche pour obtenir une vue détaillée
Le roi danseCette aquarelle anonyme rehaussée d’or sur parchemin montre le costume du Soleil dans lequel Louis XIV entre en scène dans le Ballet de la Nuit (1653) avant de triompher de la nuit – symboliquement dans la fiction théâtrale mais aussi dans la réalité politique. Dans ce ballet, le roi danse cinq rôles. Louis XIII était apparu lui aussi dans un costume de flammes en 1617 dans le Ballet de la délivrance de Renaud. Mais Louis XIV fait de la danse un genre nouveau à la cour, dans lequel les courtisans sont à la fois spectateurs et acteurs. Le Ballet de la nuit est particulièrement exigeant pour eux: près de douze heures sont nécessaires à la représentation de toute une nuit, avec ses quatre actes et 43 scènes. En conséquence, la mise en scène présente la pièce de six heures du soir à six heures du matin, le spectacle durant ainsi douze heures selon le temps de l’histoire. La fameuse règle aristotélicienne de l’unité de temps est scrupuleusement respectée ; plus encore, le ballet royal présente un modèle qui anticipe et illustre déjà la valeur de la «doctrine classique» à venir. Le roi y incarne littéralement le soleil, de sorte qu’il se confond symboliquement avec lui et naturalise ainsi l’allégorie. La scène a été reconstituée de façon impressionnante dans le film de Gérard Corbiau Le Roi danse (2000). |
Marc-Antoine Charpentier: Marche De Triomphe |
Chronologie – Contexte
Cliquez sur la chronologie pour plus de détails
1606 | 1635 | 1641 | 1653 | 1661 à 1682 | 1667 | 1681 | 1682 à 1715 | 1684 | 1685 |
Naissance de Pierre Corneille | Académie française |
Mirame au Palais-Royal. Décret revalorisant l’art dramatique |
Ballet royal de la Nuit | Premier Versailles | Les Plaisirs de l’Île enchantée | Les comédiens italiens sont expulsés de France | Deuxième Versailles | Mort de Pierre Corneille | Édit de Fontainebleau |
1585: | Naissance à Paris d’Armand-Jean du Plessis, duc de Richelieu, dit le cardinal de Richelieu. |
1606: | Naissance à Rouen de Pierre Corneille. |
1635: | Fondation par Richelieu de l’Académie française sous le règne de Louis XIII. |
1641: | Création de Mirame (14 janvier) à l’occasion de l’inauguration du Théâtre du Palais-Royal à Paris ; l’art dramatique est décriminalisé par un décret de Louis XIII (16 avril). |
1642: | Mort du cardinal de Richelieu. |
1650: | Création de l’Andromède de Pierre Corneille au Théâtre Royal de Bourbon. |
1653: | Louis XIV apparaît dans le rôle d’Apollon dans le Ballet Royal de la Nuit. |
1661: | Début de l’absolutisme français sous le règne de Louis XIV, le «Roi Soleil». |
1661–1682: | Premier Versailles (pavillon de chasse et d’agrément de Louis XIV). |
1667: | Fête des Plaisirs de l’île enchantée à Versailles. |
1682–1715: | Deuxième Versailles (siège du gouvernement de Louis XIV). |
1684: | Mort de Pierre Corneille à Paris. |
1685: | Proclamation de l’édit de Fontainebleau et révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. |
1715: | Mort de Louis XIV à Versailles. |
PIERRE CORNEILLE
![]() |
Pierre Corneille (1606–1684) Pierre Corneille (1606–1684): François-Jacques Dequevauviller (1783– vers 1848), graveur ; Achille Devéria (1800–1857) ; cote: 10-548768 ; no d’inventaire: LP30.92.4 Description: Album Louis-Philippe Technique/Matériau: Gravure au burin, eau-forte Dimensions: hauteur 0,188 m, largeur 0,14 m Site: Versailles, château de Versailles et domaine de Trianon Crédits photographiques: contact avant publication ; photographie © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais/image château de Versailles |
Aux côtés de Molière et de Racine, Pierre Corneille (1606–1684) est considéré comme l’un des trois plus célèbres auteurs dramatiques français du XVIIᵉ siècle, et son influence a été décisive à l’époque baroque comme lors de la suivante, dite «classique». Le soutien du cardinal de Richelieu est certainement un jalon majeur dans l’élaboration de sa conception du théâtre, formulée et illustrée par un magicien dans l’épilogue de sa tragi-comédie L’Illusion comique (1635). Peu de temps après, en 1637, un débat sur la conformité aux règles de sa tragi-comédie Le Cid, dit «querelle du Cid», oppose Corneille à l’Académie française. Dans ses Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid (1638), Jean Chapelain formule les recommandations de l’Académie concernant les trois unités aristotéliciennes (temps, lieu, action). La notoriété de Corneille ressort considérablement accrue de cette confrontation.
Comme son frère cadet, Thomas Corneille, il a fait ses classes à Rouen au collège jésuite de Bourbon, où il a été sensibilisé à l’art dramatique. Sa première pièce ayant remporté un certain succès est la comédie Mélite, dont on ne connaît pas la date exacte de représentation (vers 1620). Dès le début des années 1630, Pierre Corneille s’installe à Paris, où il entame sa longue carrière de dramaturge. En 1634, il devient membre des Cinq Auteurs, société placée sous le mécénat de Richelieu. Après 1640, son œuvre est marquée par la tétralogie composée des tragédies Horace (1640), Cinna (1643) et Polyeucte (1643), auxquelles s’ajoutent les versions révisées du Cid (1648, 1660, 1682) qui transforment finalement en tragédie la tragi-comédie d’origine. Après le premier grand succès d’une pièce à machines en France (La Finta pazza, 1645), Corneille se voit confier la tâche d’écrire Andromède pour une représentation à la cour. Dans ce but, il collabore avec l’Italien Giacomo Torelli, architecte et inventeur de machines. La partition musicale, perdue, est l’œuvre de Charles d’Assoucy. En 1660 suit une autre pièce à machines, La Toison d’or. La même année, Corneille publie une édition complète de ses œuvres avec des introductions interprétatives. Pendant cette période, il rédige ses trois textes théoriques sur le théâtre, Trois discours sur le poème dramatique, qui constituent également une réponse apologétique à la «querelle du Cid». Les années suivantes sont marquées par la concurrence avec Jean Racine, conduisant notamment les deux auteurs à traiter des sujets identiques (ex. Tite et Bérénice, de Corneille, et Bérénice, de Racine, parues toutes deux en 1671). Avec Molière, il élabore une nouvelle pièce à machines, Psyché (1671). Sa dernière tragédie, Suréna, dont la première a lieu en 1674, sera cependant un fiasco. Corneille se retire finalement de la scène et meurt à Paris en 1684.
Pièces les plus marquantes de Corneille, Molière et Racine
Cliquez sur la chronologie pour plus de détails
1636 | 1637 | 1650 | 1664 | 1665 | 1673 | 1674 | 1677 |
L‘Illusion comique | Le Cid | Andromède | Le Tartuffe ou l’imposteur | Dom Juan ou le Festin de Pierre | Le malade imaginaire e | Iphigénie | Phèdre |
1636 | Première de L’Illusion comique de Pierre Corneille au Théâtre du Marais. |
1637 | Première du Cid de Pierre Corneille au Théâtre du Marais. |
1641 | Première de Mirame de Jean Desmarets de Saint-Sorlin au Palais-Cardinal, futur Palais-Royal. |
1650 | Première d’Andromède de Pierre Corneille au Théâtre Royal de Bourbon. |
1664 | Première du Tartuffe ou l’Imposteur de Molière dans le cadre des Plaisirs de l’île enchantée à Versailles. |
1665 | Première de Dom Juan ou le Festin de Pierre de Molière au Palais-Royal. |
1673 | Première du Malade imaginaire de Molière au Palais-Royal. |
1674 | Première d’Iphigénie de Jean Racine lors des Divertissements de Versailles. |
1677 | Première de Phèdre de Jean Racine à l’Hôtel de Bourgogne. |
Grâce au grand succès des trois dramaturges, le théâtre devient un modèle pour la cour et parvient à relativiser les critiques de l’Église, sans toutefois les rendre totalement caduques. Le spectacle est utilisé comme un instrument de propagande politique auquel les artistes sont heureux de se consacrer, conscients de l’estime qu’on leur porte. À cet effet, Richelieu subventionne des mises en scène aussi bien que les auteurs ou les théoriciens. Il réunit autour de lui un groupe d’écrivains (Scudéry, Desmarets, Rotrou, Corneille, Boisrobert, Balzac, Chapelain) et promeut les poétiques de l’abbé d’Aubignac et de La Mesnardière. À la fois genre et institution, le théâtre s’impose ainsi par des succès de scène, et enfin par son propre établissement, inauguré par Richelieu en 1641. Les succès de Pierre Corneille à la scène sont donc étroitement liés au mécénat de Richelieu. Les dates clés mentionnées dans la chronologie sont également des jalons de l’institutionnalisation du théâtre, qui ne s’établira cependant définitivement qu’avec la création de la Comédie-Française dans les années 1680.

Jean de Saint-Igny: Théâtre de la Salle du Palais Cardinal. 1641, Paris: Musée des Arts Décoratifs, Grisaille.
L’œuvre de Saint-Igny est l’une des rares à nous montrer aujourd’hui la configuration typique d’un théâtre de l’époque, avec les balcons à droite et à gauche et des fauteuils disposés librement à l’orchestre, où prend place la famille royale. La première de Mirame, lors de l’inauguration de la nouvelle salle du Palais-Cardinal, est également représentée. Louis XIII appréciait manifestement le théâtre, dans lequel il voyait un instrument politique à l’instar de Richelieu: c’est ce que traduit ici sa présence en compagnie de sa famille, qui honore à la fois le cardinal et l’art du théâtre. | Copyright dans le domaine public
INAUGURATION DU PALAIS-CARDINAL, LE FUTUR PALAIS-ROYAL, AVEC LA REPRESENTATION DE MIRAME
Sans être membre du groupe des cinq auteurs protégés par Richelieu, Desmarets de Saint-Sorlin jouait un rôle particulier qui lui valut à l’occasion d’être désigné comme le dramaturge officiel du cardinal ; il est l’auteur de la tragi-comédie Mirame. Elle doit principalement sa place dans l’histoire culturelle à son emploi de machines théâtrales novatrices, la première en France, lors de l’inauguration du Palais-Cardinal, ou plus précisément du théâtre situé dans ce palais, comme le montre la vue sur la salle de théâtre et la scène offerte par le tableau de Saint-Igny.
C’est à l’architecte Jacques Lemercier que l’on doit les plans du Palais-Cardinal, achevé en 1639. Il renfermait déjà une petite salle de théâtre, à laquelle s’ajoute désormais une deuxième, plus grande, inaugurée avec la première de Mirame en 1641. En outre, une galerie de peinture est aménagée dans le nouveau palais, où seront exposées des œuvres de Michel-Ange, de Poussin et du Corrège.
À plus d’un titre, Mirame est le précurseur conceptuel de l’Andromède cornélienne: si la première pièce est écrite et jouée pour Richelieu et Louis XIII alors qu’Andromède l’est pour Louis XIV, la machine de propagande pour le théâtre et le spectacle en tant que manifeste politique est néanmoins comparable dans les deux cas: pour chaque pièce, des éditions illustrées à grands frais sont commandées, montrant les scénographies avec les acteurs, un grand soin est apporté à la typographie et l’impression comprend des illustrations et un frontispice. Les deux pièces ont également en commun leur respect rigoureux des trois unités, chacun des actes correspondant à une scénographie. Parallèlement, les machinistes conçoivent des déplacements et des scénographies spectaculaires pour les deux pièces, afin que les spectateurs soient dûment impressionnés par les évènements se déroulant sur scène. Mirame est connue pour sa «machine à lumière»: outre la clarté qu’il génère, ce dispositif imaginé à l’origine par le Bernin réussit à simuler le coucher et le lever du soleil, mais aussi de la lune, en produisant la lumière adéquate. La Gazette rend compte de l’impressionnante machinerie en soulignant le pouvoir de la mécanique imitant ces deux astres:
«des machines qui faisaient le soleil et la lune et paraître la mer dans l’éloignement, chargée de vaisseaux.» (La Gazette, 19.01.1641)
Machine à lumière
La nouvelle technique, jusqu’alors connue uniquement en Italie, montre pour la première fois à Paris un changement de lumière au cours d’un acte, et non à l’entracte, ainsi qu’une bataille navale, rendue possible par une machine à vagues figurant le déferlement des flots avec à l’arrière-plan le passage de deux flottes. Grâce à cette impressionnante machinerie scénique, les Français peuvent désormais rivaliser avec les Italiens, voire les égaler dans l’ingénierie. Qui plus est, la brillante démonstration de l’équipement scénique surpassait l’inauguration du Théâtre Barberini en Italie en 1639. L’œuvre de Gian Maria Mariani, que Richelieu avait fait venir en France spécialement pour cette occasion, émerveille le public. Elle met en œuvre une machine à lumière qui imite la nature et garantit d’un point de vue poétologique l’unité de temps en la rendant visible, tout en représentant symboliquement et politiquement la souveraineté du roi. Aussi la déclaration de la protagoniste, Mirame, implique-t-elle plusieurs niveaux d’interprétation: «Le Soleil toutesfois commence sa carrière (Machine du lever de soleil)» (Acte II, Sc. 4). Allégorie du roi, le soleil occupe pour la société de cour une position privilégiée, grâce à la révolution copernicienne. Il est ici décrit dans le discours théâtral au début de sa course, qui peut être au même moment observée sur la scène. Ce procédé est fondamental pour le théâtre à machines, la duplication visuelle et acoustique étant nécessaire pour garantir la médiation de l’évènement. Le recours aux machines est indiqué dans les actes de la façon suivante:
Acte I – Ciel très éclairé, au cours même de l’acte, le soleil se couche et la lune se lève.
Acte II – Nuit, les statues du jardin paraissent grises.

Acte III – Le soleil se lève.

Acte IV – Quelques rares nuages, lumière vive, il fait plein jour.
Acte V – Des nuages, légère brume, c’est la fin de l’après-midi.
Les gravures sont de Stefano della Bella (élève de Callot), venu exprès d’Italie à l’invitation de Richelieu afin de travailler à l’illustration de Mirame. Comme le révèle la comparaison de celles des deuxième et troisième actes, les conditions lumineuses changent sous l’action de la machine à lumière. Le lever du soleil, au potentiel symbolique majeur, est représenté sur scène par la lune laissant sa place au soleil. Pour le reste, la scénographie est strictement identique à chaque acte, un point important qui garantit la concentration sur le changement artificiel de l’éclairage apparemment naturel.
Cliquez sur l’image pour lancer l’animation.
LE TEMPS DU THEATRE
Au XVIIᵉ siècle, les représentations théâtrales n’ont lieu qu’à certains moments précis. L’Église détermine en grande partie le rythme de l’année, de même que le déroulement de la journée. Ainsi s’expliquent les règles valables pour le théâtre. Pendant le carême, il n’y a généralement pas de spectacles. Il existe deux grandes saisons théâtrales: de Pâques à la Toussaint, et de la Toussaint au début de la période pascale. L’hiver est habituellement considéré comme une période de repos, y compris pour les armées ; c’est donc l’époque où sont organisés des bals et où les théâtres accueillent le plus de spectateurs. La première saison théâtrale, en hiver, est aussi l’occasion de présenter de nouvelles pièces, tandis que le programme de la saison estivale est traditionnellement marqué par des reprises.
![]() |
Trois fois par semaine, les théâtres ouvrent leurs portes, le mardi, le vendredi et le dimanche. Le lundi est réservé à la livraison du courrier, le mercredi et le samedi sont jours de marché. Le jeudi, le monde de la cour aime à faire des excursions. Restent donc pour le théâtre les «jours ordinaires» (mardi, vendredi et dimanche). Les autres, considérés comme des «jours extraordinaires», accueillent parfois des représentations, qui prendront de l’importance dès lors que la vie théâtrale parisienne ne se concentrera plus seulement en un ou deux endroits. Ainsi Molière se réservera-t-il les jours ordinaires de 1663 à 1673, les Italiens du Palais-Royal se voyant attribuer les extraordinaires pour leurs spectacles. C’est ainsi que finit par se mettre en place un programme hebdomadaire complet de représentations théâtrales. |
Dessin: Sébastien Leclerc: Devise pour les ballets et comédies, 1668, 49 x 41,1 cm.
Ce dessin a probablement servi de carton aux «Devises pour les Tapisseries du Roy où sont représentés les quatre éléments et les quatre saisons de l’année», rééditées en 1670. Les dessins sont de Jacques Bailly, les gravures de Leclerc. L’image montre au centre une couronne de lauriers laissant voir au second plan un amphithéâtre antique, dont on distingue les ruines. Arlequin regarde à travers une fente du rideau, tandis que Scaramouche, à droite, repousse légèrement le rideau sur le côté. Il en existe une copie aux Archives nationales, Paris, cote: CP/O/1/32, fo 48.
Catalogue de dessins relatifs à l'histoire du théâtre conservés au Département des estampes de la Bibliothèque nationale, avec la description d'estampes rares sur le même sujet, récemment acquises de M. Destailleur / par Henri Bouchot, 1896, n. 616.
Au début des temps modernes, le quotidien est largement déterminé par l’heure des repas. On va au théâtre dans «l’après-dînée», le dîner étant alors le repas de midi, contrairement à l’usage moderne en France. Le souper se prend après 19 heures, de sorte que le temps séparant les deux est disponible pour le théâtre – comme pour toutes les autres activités mondaines. Si l’on tient également compte des horaires des offices religieux, à midi et à 15 heures, le laps de temps entre 16 et 19 heures est libre pour les spectacles. Mais si l’on va au théâtre l’après-midi, c’est aussi parce qu’il n’y a pas d’éclairage public à Paris avant 1667, année où Louis XIV le fera installer. Dès lors, les spectacles en soirée deviendront de plus en plus courants. Au théâtre, le spectacle ne se limite pas à la simple représentation d’une pièce. En règle générale, du moins à Paris, plus rarement à la cour, on donne des intermèdes chantés, une deuxième pièce, de préférence une farce ou une moralité, comme interlude destiné à divertir le public. Un tel mélange des genres vise à présenter un maximum de types de spectacles, au grand plaisir des spectateurs.
Andromède de Corneille
Grâce à l’édition minutieusement documentée de Christian Delmas (Paris 1974), nous connaissons l’essentiel de l’histoire des représentations d’Andromède: tragédie héroïque, la pièce a été écrite pour Louis XIV en vue d’une création durant le carnaval de 1648 (saison d’hiver), mais elle doit être reportée en raison de l’épidémie de variole, qui affecte également le roi. La pause forcée est prolongée par la Fronde (1648–1649, Fronde parlementaire, 1650–1653 Fronde des princes), mais en 1649, Corneille reçoit le 12 octobre le permis d’imprimer, ou «privilège du roi», pour le programme de sa pièce, intitulé Dessein de la tragédie d’Andromède. En janvier 1650, la Troupe royale donne la première représentation de la pièce à machines au Théâtre du Petit-Bourbon.
![]() |
Le frontispice d’Andromède, tragédie de Pierre Corneille, est l’œuvre de François Chauveau (1613–1676). Il figure en tête de l’édition de 1651 (Paris, BnF, Réserve, RES-YF-3864 ; 4-BL-3522 ; RES 4-3523). |
Les 22 et 26 janvier, d’autres représentations sont attestées. Lorsque la tragédie est montrée le 18 février, probablement pour la quatrième fois, plusieurs milliers de spectateurs ont déjà vu le spectacle, certains même plusieurs fois. L’impression du Dessein est achevée le 3 mars et la pièce bénéficie même d’un numéro spécial de la Gazette, le 18 février, avec des estampes de François Chauveau montrant les six scénographies des cinq actes et du prologue. L’édition est également ornée d’un frontispice. L’œuvre connaîtra des réimpressions jusqu’à la fin du siècle, avec des estampes des frères Crépy, et aussi des contrefaçons qui témoignent du succès de la pièce. Le succès se traduit également par sa reprise par d’autres troupes qui la jouent en province, comme celle de Molière: elle présente Andromède avec Mlle Béjart dans le rôle de Junon et d’Andromède et Molière dans celui de Persée. La pièce part en tournée, des représentations sont organisées en Hollande, en Belgique et en Autriche. Après de nombreuses représentations à Paris, Quinault et Lully finiront pas reprendre le thème en 1682, le présentant sous la forme d’un opéra intitulé Persée. Enfin, en1693, la tragédie de Corneille est à nouveau donnée avec une musique nouvelle composée par M.-A. Charpentier. C’est cette partition qui a survécu, tandis que la musique jouée du vivant de Corneille est malheureusement perdue. Les quelques enregistrements que nous utilisons ici sont donc également de Charpentier.
Depuis le XVIᵉ siècle, Persée est étroitement lié à la culture de la représentation des dynasties au pouvoir en Europe, notamment en Italie. L’une des œuvres les plus célèbres est le bronze de Benvenuto Cellini, qui figure Persée brandissant la tête de Méduse.
La représentation d’un sauvetage héroïque est un élément de l’éloge du souverain (panégyrique). Andromède est menacée par un monstre marin, son amant Phinée l’abandonne à son sort par lâcheté. Cependant, Persée délivre la belle par amour pour elle.
Le temps dans Andromède
Andromède Andromède débute par un déplacement spectaculaire dans les airs, qui révèle d’emblée aux spectateurs la puissance du nouveau genre scénique rompant visiblement avec les lois de la perception spatiale dans l’espace même du théâtre. Dans le même ordre d’idées, le temps est également arrêté par l’immobilité du soleil («Arrête un peu ta course impétueuse»). Dans les pièces à machines, l’éloge du souverain veut que l’intrigue mythologique soit systématiquement précédée d’un prologue présentant de manière allégorique la louange des idéaux du temps.
Le prologue commence sur fond de massif montagneux avec une grotte disposée en perspective, et présente deux figures volantes: le Soleil dans son char en guise d’allégorie, et Melpomène, Muse qui incarne la tragédie et le chant. Elle ouvre la pièce par ces mots:
«Arrête un peu ta course impétueuse,
Mon Théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux,
Tu n’en vis jamais en ces lieux
La pompe plus majestueuse (…).»
(Andromède ; Acte I, Scène 1, v. 1–4)
La Muse exige donc du Soleil qu’il s’immobilise pour prêter attention au théâtre, qu’elle représente, car il est digne de son regard. Comme ailleurs dans le texte, cette citation mêle allégorie solaire et éloge du souverain, le Soleil illuminant parfois aussi le roi de ses rayons sans que les deux soient confondus. Ici toutefois, l’attention du Soleil comme celle du roi sont clairement souhaitées pour que la pièce connaisse le succès. L’effort fourni par les arts en vaut la peine, selon Melpomène. La course du Soleil, c’est-à-dire le temps, ne peut en principe s’interrompre puisque des forces supérieures sont à l’œuvre ; pourtant, le char s’arrête bel et bien, comme il le fait en des occasions exceptionnelles, ainsi que l’exige manifestement la pièce présentée ici, Andromède. Le théâtre mérite donc un tel moment, manifestation évidente de la haute estime dont il jouit. Une fois le char arrêté, la Muse prend place aux côtés du Soleil, et tous deux entonnent un duo pendant qu’ils disparaissent de la vue des spectateurs ; le char semble planer au-dessus de la scène, mais il est mu par une plateforme élévatrice. Le Soleil continue son mouvement et la représentation de son lever et de son coucher, rendue obsolète par la révolution copernicienne, est à nouveau mobilisée, symbole fort de la puissance de l’astre, et par là-même éloge du souverain. Le soleil et le roi sont tous deux des thaumaturges capables d’arrêter le temps.
Unité de temps
À la différence d’autres pièces à machines, Andromède accorde une attention particulière à l’unité de temps et de lieu. L’action se déroule en un seul endroit et ne dure qu’une journée. Ainsi, la tragi-comédie imite le modèle de Mirame. Chacun des actes correspond également à un changement temporel. Contrairement à Mirame cependant, la notion de lieu est élargie: si tout se passe dans une seule ville, le changement de perspective est néanmoins admis. |
Pendant Que Melpomene Vole Dans Le Char d’Apollon |
Cliquez sur l’image pour lancer l’animation